Bruxelles-les-Eaux

Maelström RéEvolution, 2010

Les booklegs sont des livrets de performance poétique, édités par Maelström RéEvolution. La collection Bruxelles se conte allie écriture et oralité, tout en rendant hommage à une ville, Bruxelles, par la voix de ses conteurs et auteurs qui en sont les âmes parlantes…

Le bookleg Bruxelles-les-Eaux d’Evelyne Guzy a fait l’objet de lectures en public, à la boutique 414 Maelström et chez Filigranes, en compagnie d’autres auteurs de la collection.

Résumé

Une personne ordinaire se fait peu à peu invisible dans sa ville. Destin commun à de nombreux hommes de la rue, parfois dénommés clochards… Une fable contemporaine avec en toile de fond l’univers reconnaissable de la ville de Bruxelles et son vaste Bois de la Cambre…

« Un joli talent de conteuse. Un texte original, surprenant, déroutant… et joliment troussé ! » (Bernard Delcord sur les sites Homelit, Lire est un plaisir, Radio Nostalgie).

Extrait

Je suis né sous le signe du poisson. Sans doute n’est-ce pas un hasard. Toute ma vie fut aquatique. Je me revendique du peuple des eaux et je ne quitte jamais de plus d’un kilomètre mon lieu de résidence clandestin. Depuis des décennies, on l’appelle le Chalet Robinson. Il vient de renaître de ses cendres. Réel ou fantomatique, je ne l’ai jamais abandonné. Pour moi, Bruxelles est une ville d’eau et le lac du Bois de la Cambre le liquide amniotique qui a bercé mon enfance. Je n’ai jamais osé m’en extraire.

Lorsqu’un type comme moi vous raconte sa vie, c’est toujours la même histoire. Famille noble ou roturière, origines communes ou cachées, enfance noire ou idyllique, tout commence à la naissance. Grave erreur ! Le plus déterminant a certainement été ces neufs mois – presque dix ! – passés dans le ventre de ma mère. Ah, les doux glouglous de la poche des eaux, comment aurais-je pu m’en passer ensuite ? Et la paisible circulation de tous les fluides maternels… Jamais je n’ai retrouvé cette sensation de plénitude, même le sexe enfoncé au sein d’une femme, le corps comme liquéfié par tant d’humeurs mélangées. Aussi grand que soit mon talent d’amant, aussi vorace que soient les maîtresses qui se sont succédé sur mon matelas à eau, aucune femme ne m’aurait aspiré tout entier. Plus jamais je n’ai baigné dans la douce plénitude des mers maternelles. Toute ma vie cependant, je les ai cherchées en vain. En un seul lieu, je m’en suis approché. Près d’un chalet perdu puis retrouvé au cœur d’un lac artificiel, certes. Mais une fois notre corps extrait de celui de notre mère, jamais plus nous ne sommes si près de la vraie nature du grand tout, où toi est moi, l’endroit l’envers, l’eau le feu et le mouvement la stabilité.

Comme toute destinée, la mienne était toute tracée. Bien avant ma naissance, ma mère avait décidé de me surnommer « ma crevette ». Il est vrai que l’état de fœtus est esthétiquement peu avantageux, surtout au début, et que ma cervelle à l’époque était aussi performante que celle d’un crustacé. Mine de rien, cependant, ce petit sobriquet m’a marqué. J’ai compris que ma maman m’associait à l’aqueux, au glissant, au flottant. Une nouvelle vocation était née, mais comment l’exprimer lorsqu’on vit en ville et qu’on déteste voyager, surtout loin de sa génitrice ? J’ai attendu plusieurs années avant de trouver l’amorce d’une solution.

Dans le ventre de Maman, j’étais loin de toutes ces réflexions. Durant dix mois j’ai nagé, pirouetté, toqué, souris, avalé… et espionné le monde extérieur. Mon père essayait désespérément de m’envoyer des coups de trique pour reconquérir ma mère… mais rien à faire, à cette époque pour elle j’étais le premier, sinon l’unique, objet de son attention. Je baignais dans le bonheur. Un mois après le terme cependant, effrayé par mon ardeur à m’accrocher à la grotte utérine, le gynécologue a décidé de percer la poche des eaux. Quel déluge ! Tout mon monde détruit. On m’a même enlevé de l’eau des poumons, puis, pour me consoler, on m’a plongé dans un bain chaud. Trop court, trop faux. Et pour couronner le tout, le visage hilare de mon père, ravi de me voir libérer le corps de sa femme. L’hypocrite, il dit qu’il m’a aimé tout de suite. Moi pas.