Entretien de Evelyne Guzy avec Alexandre Millon

à propos de : La malédiction des mots. Roman, éd. MEO, 2021, Nos Lettres n°38, juin 2021

Alexandre Millon : Le titre, peux-tu nous l’expliquer en deux mots ?  

Evelyne Guzy : Ce titre m’est apparu comme une évidence à la rédaction du manuscrit. Derrière ses mots, il évoque une réalité difficilement exprimable que, j’espère, nous ressentons intuitivement à sa lecture, comme la poésie.

La malédiction, c’est parfois celle des mots non prononcés. Parfois, celle des mots trop prononcés. Ou celle de ceux qui sont dit mais que notre esprit efface car nous ne pouvons pas – encore – les accueillir au fond de nous. En même temps, d’une certaine façon, le silence est parfois une bénédiction, car il offre un immense espace de liberté. C’est tout le paradoxe.  

AM : Ton livre fait écho à une part de mon histoire familiale. Et je suis donc doublement touché par sa lecture.  Pour rappel, Eva,  la narratrice est contemporaine. Mon père fut fort taiseux sur son passé et sur la shoah. Parfois, une porte s’ouvrait, pour se refermer presque aussitôt. J’ai bien été obligé de recoller les morceaux, je dirais entre réalité et fiction. Comment  le  « droit au silence » fait  résonnance en toi, au « devoir de mémoire » ?

EG : Je me rends compte, environ deux mois après la sortie du livre, de l’expérience toute particulière qu’il représente pour moi, et pour certains de mes lecteurs. Au départ, je voulais partager une histoire, et aussi une démarche qui était la mienne face à cette histoire, pour sortir en quelque sorte d’une mémoire mortifère et accueillir dans la joie les disparus du passé en leur offrant, en quelque sorte, une seconde vie. Je les ai souvent imaginés sourire à la lecture de mon roman. Ce que je n’avais pas imaginé, c’est l’effet d’écho qu’il allait provoquer chez des personnes qui me sont bien souvent – au départ – inconnues. Depuis la parution de La malédiction des mots, j’ai reçu des témoignages, parfois très intimes, du passé de personnes dont la famille a vécu la Shoah ou qui, au contraire, ne l’ont pas vécue et ont pu percevoir cette réalité autrement, plus intérieurement, au travers de l’histoire d’Eva et des siens. Mes grands-parents et mon père se sont tus plus qu’ils n’ont parlé. Et, paradoxalement, je les remercie de ce silence. Ils m’ont ainsi permis de les côtoyer pour ce qu’ils étaient – non des archétypes de victimes ou de héros, mais des personnes à part entière avec leur part de lumière et d’aspérités, ce qui fait la beauté de l’être humain. 

Je n’ai jamais bien compris ce qu’était le « devoir de mémoire » qui sonne parfois comme une injonction à parler, à raconter, lancée à des personnes qui ont suffisamment souffert pour qu’on ne leur impose pas de revivre leur douleur au travers des mots. Ceux qui en ont eu la force et la volonté ont témoigné, et je leur en suis profondément reconnaissante. D’autres – comme les miens – ont préféré une autre voie, et elle me convient parfaitement aussi. La parole est d’abord une affaire de liberté. Et celle qui m’anime, alors que je suis de la première génération qui n’a pas directement vécu les événements, est celle d’un « désir de mémoire », selon la belle expression de Vincent Engel, plutôt que d’un devoir. 

AM : J’aime et je me retrouve dans ce « désir de mémoire », car il communique avec le  désir d’écrire, par le témoignage mais aussi via le pouvoir de la fiction. 

Réel et tragique hasard de calendrier, j’étais allé au Musée juif de Bruxelles, peu avant la tuerie (24.05.2014). Un attentat que j’ai vécu très frontalement. Un déclic, un basculement. Gérard Rabinovitch (directeur de l’Institut européen Emmanuel-Lévinas), reprend à son compte la recommandation de Thomas Jefferson : « Le prix de la liberté, c’est une vigilance éternelle ». Un chantier permanent, celui qui sans cesse renforce les digues culturelles, mentales, cognitives, articulées aux valeurs de la raison, de la liberté et de l’éthique… 

Comment as-tu vécu cet événement-là ? 

EG : L’attentat au Musée juif m’a plongée dans la sidération. Tout d’abord, parce que j’avais consacré plusieurs travaux – un essai, deux romans, des articles – au terrorisme et que j’avais l’intuition – ou plutôt la quasi-certitude – qu’un attentat à Bruxelles se produirait. Je l’avais d’ailleurs mis deux fois en fiction avec Dans le sang (2009) et Le martyr de l’étoile(2012). Un sentiment d’impuissance m’a envahi, en même temps qu’un immense deuil : il n’avait servi à rien de prévenir.

Le fait que l’attentat ait eu lieu au Musée juif, alors que c’est précisément là qu’avaient débuté les recherches familiales qui allaient donner naissance à La malédiction de mots, a rendu le choc plus intime encore. Je connaissais les lieux, ils tenaient une place importante dans ma quête, et je me sentais en lien, aussi, avec chacune des victimes ; cela aurait pu être moi ou un de mes proches. Et je sais que c’est précisément cette pensée que vise l’acte de terreur ; pourtant, je ne pouvais y échapper.

Pendant plusieurs jours, je me suis trouvée dans l’impossibilité de poursuivre l’écriture de mon roman. Dans le même temps, je me rendais bien compte qu’arrêter, c’était céder à la peur, c’était trahir, c’était abandonner les miens à l’oubli et donner la victoire aux assassins. Car un musée – et le Musée juif, plus spécifiquement –, n’est-ce pas un lieu de mémoire ? 

AM : Delphine Horvilleur, femme rabbin, déclare : « Tandis que progressent les phénomènes de communautarisation identitaires et de compétitions victimaires, la mémoire de la Shoah prend, aux yeux de certains, trop de place. (…) Il semble s’organiser sous nos yeux un morbide concours de souffrances où certains disent aux Juifs : « Y’a pas que vous ! Nous aussi on a eu mal… et même, avant vous ! » (…) Revient à l’esprit la phrase qu’aimait tant citer Marceline Loridan-Ivens : « Ils ne nous pardonneront jamais le mal qu’ils nous ont fait »… ». Que dirait l’auteure de La Malédiction des mots ?

EG : À mes yeux, la concurrence victimaire n’a aucun sens. La solidarité en a un. Je veux dire par là qu’étant issue du peuple qui a vécu la Shoah, peut-être puis-je comprendre la souffrance subie par d’autres, et je pense particulièrement à des amies rwandaises sorties très meurtries du génocide des Tutsis. Je me suis tenue à leurs côtés, dans un esprit d’entraide et de recherche de la justice – non de la vengeance. 

Cette solidarité ne peut se nourrir de ressentiment, se dresser comme une arme contre « les autres » essentialisés comme oppresseurs face à des victimes qui se pareraient, toutes causes confondues, d’un tel statut.

Plus que tout, je pense qu’être « victime » n’est pas une identité. C’est un état de fait à un moment donné, qu’il s’agit de surmonter. Par le témoignage ou par la fiction, par l’ouverture portée aux autres ou par l’action commune. Par tout ce qui nous permet de nous relever et d’être source de vie, et non vecteur de mort. 

J’ai la naïveté de considérer que nous sommes un certain nombre – issus de lignées meurtries ou pas du tout – à vouloir créer ensemble un monde digne des valeurs des droits humains. 

AM : Dans ton livre, pages 77-78-79, on lit (à mes yeux) deux points importants. Le premier, sur le champ sociopolitique : « À Charleroi, nous avons retrouvé les mêmes courants politiques que ceux qui étaient déjà actifs en Pologne, ainsi que les mouvements de jeunesse… ».  Tu décris bien comment d’un côté, les sionistes, voient l’avenir du peuple juif, par  la création de l’état d’Israël ; et de l’autre côté, « l’utopie » des militants communistes, qui prônaient la fraternité universelle  dans un monde sans frontières. Un front qui alimentera l’incompréhension du non-juif… Le second point concerne tous les déracinés du monde, et se situe dans le champ affectif et culturel. Je pense à  la Maison des Huit heures et comment on pouvait rire et pleurer face à une pièce de théâtre en Yiddish…

EG : Le passage que tu évoques traduit la richesse intellectuelle du monde juif d’avant-guerre, où plusieurs façons d’envisager l’avenir, de trouver une solution au « problème juif » coexistaient, du sionisme au communisme en passant par d’autres courants de pensée que je décris dans le livre. 

La décision de s’exiler est une décision lourde, qui demande de profondes réflexions ; elle a une incidence non seulement sur soi-même mais aussi sur les générations à venir. J’imagine donc l’effervescence idéologique qui existait à l’époque à Charleroi, où des personnes simples, comme mes grands-parents paternels, se trouvaient à la croisée des chemins, entre plusieurs conceptions de leur avenir. 

Dans les années 30, à la Maison des Huit heures – haut lieu du syndicalisme, et plus tard de la Résistance – s’exprimait tant l’aspiration à l’égalité universelle dans un monde sans frontières que les accents yiddish du « particularisme juif » tel que le qualifiaient certains communistes. Il n’y a cependant pas, pour moi, de contradiction entre la tension vers l’universel et l’amour assumé de sa propre culture ; un lien naturel existe aussi – par-delà les différences idéologiques –  avec ceux qui partagent avec nous un vécu, des références, des traditions. 

Comme toutes les identités vécues sans crispation, l’identité juive n’est qu’une partie de nos multiples appartenances, qui se conjuguent, souples et mouvantes, dans le temps et dans l’espace. Les exprimer contribue à la beauté du monde.

AM : Oui. Ce que tu dis me fait penser à un poème de  Pablo Neruda  (El Canto General), le prix Nobel écrit : « Qu’aucun de vous ne pense à moi. Pensons plutôt à toute la terre, frappons amoureusement sur la table… Je ne suis rien venu résoudre. Je suis venu ici chanter je suis venu  afin que tu chantes avec moi ». Chantons un Kaddish ou un chant aux multiples appartenances,  un chant de Résistant aussi. Nous arrivons au dernier des trois volets du livre. Sans trop dévoiler, que peux-tu nous en dire ? 

EG : Je vois La malédiction des mots tant comme un Kaddish – la prière juive des morts – dédié à ma famille décimée par la Shoah que comme un roman initiatique. Au travers du Survivant – son grand-père paternel –, de l’Enfant – son propre père – puis du Résistant – son grand-père maternel, la petite Eva tente d’apprivoiser ses fantômes et de renaître libre et consciente de leur héritage. Cette nouvelle naissance implique une mort symbolique, l’acceptation d’enterrer une certaine vision du passé afin de construire de nouvelles hypothèses. Or, chemin faisant, il s’est révélé que la mort, ses rites et commémorations, tiennent une place centrale dans l’héritage de Roger-David Katz, le grand-père maternel d’Eva.

Très tôt, en effet, elle a réfléchi à sa propre fin et envisagé de se faire incinérer. Le jour de la crémation de son père, cependant, au moment de la dispersion des cendres, elle a été saisie de sidération : l’image des fours crématoires s’est imposée à elle. Elle a alors compris que le kaddish serait récité sur sa tombe, bien qu’elle soit athée. Contrairement à ce qu’elle avait imaginé, sa mort appartiendrait aux siens.

Les résistants juifs – souvent sympathisants communistes – fusillés par l’ennemi au lieu-dit Le Tir National n’ont pu exprimer leur volonté sur la façon dont ils seraient enterrés. Auraient-ils souhaité qu’une étoile de David, symbole de judéité, surmonte leur tombe ? Les nazis ont voulu exterminer leur peuple, ce qui a en partie motivé leur combat. Auraient-ils plutôt accepté une croix, un signe religieux qui ne leur appartenait pas ? A moins de considérer que la croix est le symbole universel de la mort… 

Initialement, chaque tombe du Tir National était surmontée d’une croix. Mais aujourd’hui, des étoiles sont là aussi – ainsi que des stèles de béton. Elles sont le résultat du combat mené durant un quart de siècle par Roger-David Katz, lui-même athée. Elles témoignent de l’implication de Juifs au sein de la Résistance afin que nous puissions vivre dans un monde libéré de l’oppression totalitaire. Comme les autres, ils se sont battus.