Discours introductif à la cérémonie annuelle de commémoration du génocide des Juifs au Mémorial aux Martyrs juifs à Anderlecht prononcé par Evelyne Guzy.
M. le Premier ministre, Vos Excellences, Mmes et M. en vos titres et qualités, Et vous tous, mes sœurs et mes frères humains, car c’est bien notre commune humanité qui nous réunit ici, tous dans le recueillement face à l’horreur vécue il y a 81 ans.
Au nom du Comité de Yom Hashoah, qui fédère plusieurs associations juives, je vous souhaite la bienvenue à cette commémoration.
Depuis hier, dimanche, à 12 h 15, et jusqu’à maintenant, 29 874 noms de déportés – partis de Malines ou de Drancy – et de résistants assassinés qui résidaient en Belgique ont été lus, individuellement, et retransmis sur Radio Judaïca. Tous, étaient destinés à la mort, parce que Juifs. Nous, enfants de survivants, représentons, par notre existence même, une victoire sur la barbarie. La vie nous a été donnée en cadeau, le désir de raconter l’histoire des nôtres nous anime. Afin d’éviter, encore et toujours le retour de la Bête immonde, et de la combattre, chaque fois qu’elle renaît de ses cendres. Notre mission n’est pas terminée.
Nous sommes tous porteurs d’histoires, de celles des nôtres que nous n’avons pas connus, et chacune d’elles éclaire notre conscience, appelle notre vigilance. L’une de ces histoires me hante depuis des années. C’est celle de Dora, la nièce de mon grand-père, Roger-David Katz, qui fut résistant pendant la Seconde Guerre mondiale.
Cette histoire m’a été racontée par ma mère ; son récit se limitait à quelques phrases, qui revenaient comme un mantra : « Bon-papa a roulé à vélo de Bruxelles à Anvers pour prévenir sa sœur Mala, il lui a dit de ne pas obéir aux Allemands, de se cacher, que c’était dangereux pour les enfants. Quatre fois, il a fait l’aller-retour. » Ils sont morts, toute la famille à Auschwitz, sans doute gazés dès leur arrivée. La petite Dora avait alors treize ans, et son frère Harry deux de plus. D’elle, il ne reste rien, pas même une photo.
J’aimerais essayer de me figurer son existence paisible dans la maison d’un diamantaire et de son épouse, les repas de shabbat, la famille réunie, le bonheur simple d’une enfance nantie. Et puis la situation qui se dégrade, l’arrivée des Allemands. Graduellement, la mise en place par l’occupant de mesures qui altèrent le quotidien.
Les parents chuchotent ; on comprend bien que rien ne va.
L’isolement pèse ; avec le couvre-feu, naît le sentiment d’être sans cesse épié, traqué.
Les biens des Juifs sont confisqués, la pauvreté s’installe ; c’est le règne de la débrouille pour manger à sa faim.
La peur étend ses tentacules, plus encore parmi les Juifs d’Anvers, car ils ont vécu un pogrom, le seul d’Europe de l’Ouest, mise à part la Nuit de cristal ; l’ennemi est parfois le voisin.
Il y a aussi cette étoile jaune, distribuée par les autorités communales, et que la maman de Dora coud silencieusement sur son manteau ; soyons fiers d’être Juifs, lui dit-elle.
Dans la cuisine, le soir, papa et maman se questionnent : vont-ils, comme certains de leurs proches, recevoir des convocations pour le travail obligatoire en Allemagne ? et est-ce bien de travail qu’il s’agit ? des enfants, des vieillards sont convoqués aussi. Et nombre de voisins refusent de répondre aux injonctions de l’ennemi, entrent dans la clandestinité. Lorsqu’ils prennent possession du document tant craint, les Goldstein obéissent. Même si, face à l’insoumission des Juifs, une première rafle a eu lieu à Anvers dans la nuit du 15 au 16 août 1942, avec la collaboration de la police communale ; des cris s’élevaient des maisons, certains ont reçu des coups, d’autres ont été humiliés devant leurs enfants, près de mille Juifs ont été arrêtés. Mala et Leysor ne veulent pas imposer de telles scènes à Harry et Dora : Puisqu’il faut y aller, allons-y de notre plein gré, sans violence ; le plus important n’est-il pas de rester ensemble ? Le 27 août 42, exactement la veille de la deuxième rafle d’Anvers, la famille Goldstein s’inscrit, volontairement, à la caserne Dossin.
Sinistre caserne Dossin de Malines, où règne la terreur semée par de cruels gardiens ; comment éviter les coups, sinon en rasant les murs ?
Dora dort à même le sol, la famille confinée dans une pièce surpeuplée ; les émanations d’urine – son urine, celle de ses voisins – se mêlent à celle d’une trop rare nourriture ; quand on a faim, pas de chichis.
Deux jours d’un purgatoire qui n’est rien à côté du sort qui attend les Goldstein. À Dossin, ils ont reçu les numéros 990, 991, 992 et 993 sur la liste du convoi VI. Ce train a quitté Malines le 29 août 1942 et est arrivé à Auschwitz-Birkenau le 31 août. Ils étaient mille à entreprendre le voyage ; eux, parmi les derniers inscrits afin de respecter le quota fixé par l’industrie de l’extermination ; Harry et Dora, deux des 176 enfants qui n’ont pas atteint seize ans.
Funeste wagon, où étaient entassés Dora et les siens, à côté – pour ne pas dire sur – d’autres déportés et de leurs maigres effets ; comme des animaux dans un train de marchandises, promiscuité, odeurs épouvantables, sentiment d’être abandonnée du monde entier, même si papa et maman sont là, Dora, tour à tour dans leurs bras.
Mala et Leysor, dans toute leur impuissance face à l’holocauste qui les attend ; Harry et Dora, immolés sur l’autel d’une vision dévoyée de l’identité allemande, qui transforma des hommes en bourreaux méthodiques.
Sur les vingt-cinq mille personnes déportées de Malines entre le 4 août 42 et le 31 juillet 44, seules mille deux cents cinquante ont survécu. Dora, Harry, Mala et Leyzor ne furent pas de celles-là.
Un mémorial comme celui-ci offre une sépulture à Dora et aux siens, ainsi qu’aux 30.000 autres victimes qui vivaient en Belgique. Que leur histoire parle à nos âmes, ainsi qu’aux prochaines générations et à l’humanité entière.
Avant de passer la parole à M. Fabrice Cumps, bourgmestre d’Anderlecht, la commune qui abrite ce mémorial, je voudrais attirer votre attention sur les chaises vides qui ornent notre parterre. Des chaises jaunes, pour symboliser les otages encore retenus à Gaza. Nous attendons leur retour. Et nous avons une pensée émue pour toutes les victimes civiles de la tragédie qui se déroule, en ce moment, au Proche Orient.
6 mai 2024