Peut-on encore écrire après Auschwitz ?

Comme bien des enfants de survivants cette question me hante – presque ontologiquement. J’ai tenté de l’approcher – notamment via mon roman La Malédiction des mots, paru chez MEO. Car oui, comme l’affirmait Pierre Mertens, Écrire après Auschwitz est non seulement une possibilité mais aussi une nécessité : « En vérité, il n’y a pas d’autre sujet », m’a-t-il lancé un jour, alors que j’hésitais face à l’ampleur de l’entreprise. Le hasard veut que trois de mes dernières lectures offrent une nouvelle réponse à cette question, chacune par un axe différent.

Édith Soonkindt n’est pas juive, contrairement à ce que son nom pourrait évoquer, et c’est là, oserais-je dire, toute sa grandeur. De son texte, préfacé avec beaucoup de finesse par Laurent Herrou, émane une beauté qui nous aide à aborder l’horreur, nous la rend accessible. Avec Un ciel de cendres (Edern éditions), elle nous parle en être humain intimement concerné par un crime contre l’humanité, la sienne, la nôtre. En réalité, ce n’est pas à nous qu’elle adresse ce texte, mais à Isabelle, une femme juive, aujourd’hui âgée, courageusement cachée par des proches d’Édith durant la guerre. (On ne dira jamais assez tout ce que doivent les familles de survivants, comme la mienne, à ces simples citoyens qui pour elles ont risqué leur vie.) Édith a réalisé des recherches pour Isabelle : « Je dois vous parler de votre père », lui répète-t-elle de façon lancinante. Au travers de ce père mort dans les camps, cependant, Édith nous parle tout à la fois de lui, d’Isabelle, d’elle-même, de nous et des six millions de Juifs exterminés. Le récit est vécu de l’intérieur, dans les affres d’une recherche qui ne laisse pas indemne – je me suis reconnue dans ce ressenti. La langue est à couper le souffle, le rythme lancinant. La structure narrative capte notre attention et assume, dans le même temps, une totale subjectivité et une rigueur sans concessions. Un ciel de cendres est un grand livre. 

Dans le récit de Johan TojerowAu nom d’Édith Stellner, on sent aussi que le temps est compté pour raconter, pour porter une histoire dont les principaux protagonistes ne sont plus en vie. Édith Stellner est la maman de Johan, et durant des années, par bribes, elle lui a narré sa sortie des camps, sa Marche de la mort, accompagnée de sa mère et de ses sœurs, adoptives ou de sang, quatre cents juives hongroises qui luttaient pour leur survie. On perçoit dès lors toute la difficulté de l’entreprise éditoriale de Johan, que j’ai accompagnée pour Edern éditions. N’ayant pas lui-même vécu les événements, Yohan tenait à être fidèle à la narration d’Édith, tout en offrant son récit en partage à chacun, dans un profond élan humaniste. Avec la poésie pour alliée, il a gagné ce difficile pari.

Je ne sais pas si Véronique Sels, dont j’apprécie à chaque parution l’originalité et la densité du travail, place son dernier roman dans la catégorie des œuvres de survivance. Pas un mot sur la Shoah, dans Le Livre des possibles (Genèse édition), mais est-ce pour mieux dire le silence ? Ou le vide laissé par les absents ? Sous le coussin d’un nouveau-né, dans les toilettes d’un train pendant l’Occupation, une jeune femme découvre un livre, qu’elle adoptera au même titre que le bébé, par réflexe d’humanité. Parmi d’autres particularités – l’ouvrage ne cesse de changer d’aspect et de contenu au fil des générations – certaines pages, celles de 40 à 45, sont manquantes. Comme la torah du Peuple du Livre, l’ouvrage restera toujours ouvert à la relecture et à la réinterprétation. Un jour, presqu’aujourd’hui, quelqu’un cherchera l’origine de ce livre des possibles et de l’enfant qui lui était attaché. En filigranes, Véronique Sels adresse un hommage vibrant aux Justes qui sauvèrent des enfants juifs au péril de leur vie. 

Trois livres donc, trois voix, trois voies – même si le jeu de mot est éculé – qui offrent un point de vue chaque fois singulier sur le meilleur et le pire de l’humanité. J’en sors apaisée : oui, on peut écrire après Auschwitz, le sujet est loin d’être épuisé.  

Février 2025