Amorces de récits – En soutien à Boualem Sansal

Edern éditions – Pen Belgique francophone, 2025

Dans ce volume, près de 40 autrices et auteurs se veulent témoins, se veulent solidaires d’un homme emprisonné honteusement. D’un homme digne et qui, quoi qu’en pensent ses geôliers, est tout sauf seul, abandonné. Par ces textes, ces taches d’encre sur le papier que les aveugles jugent insignifiantes, nous sommes avec Boualem Sansal, dans sa cellule. Dans sa tête, dans son cœur, pour lui rendre espoir. Et nous nous insinuons dans l’esprit de ses bourreaux pour les tourmenter, sans violence mais avec toute la force des mots. « Oui, la littérature est quelque chose de très puissant, qui vient répondre aux angoisses des uns et qui pousse les autres à s’interroger », nous dit Sansal.

Liliane Schraûwen a collecté, sous l’égide de Pen Belgique francophone, une quarantaine de textes de tous horizons, des témoignages de solidarité et de lutte pour la liberté. Celle de Boualem Sansal, scandaleusement arrêté par le pouvoir algérien ; celle de chaque homme et chaque femme qui croit dans les promesses de la démocratie et de la justice.

Le début de Les Ames glacées d’Evelyne Guzy

Je t’écris cette lettre, Maman, de la cave où je me suis réfugiée. Non qu’il me soit interdit de t’écrire – chacun sait ici qu’aucun courrier ne te parviendra – mais utiliser des mots de plus de six caractères est prohibé depuis 2052, l’année, exactement, de ta disparition. Ces quelques lignes en comportent davantage qu’une dizaine, si j’ai bien compté. Les termes compliqués aussi sont proscrits : « le langage appartient à chacun, a décrété le Suprême, il doit être compris de tous. L’ignorance, c’est le savoir. L’obéissance, c’est la liberté. » Alors, comme chacun, j’obéis, mais en apparence seulement. Je ne peux ignorer cependant le monde qui est advenu, un monde où les livres sont brûlés et effacés du cloud, où les bibliothèques sont transformées en salles de récitation dédiées à la Suprême Vérité de la Nouvelle Réalité, une réalité expurgée de tout passé : seuls comptent le présent et la répétition des jours ; ils nous ont retiré les calendriers. J’essaie pourtant, comme tu l’aurais fait, de garder en mémoire tout ce que le Suprême ordonne d’oublier. (Sur ce point, le Suprême ignore comment fonctionne l’être humain : il suffit de lui dire de ne pas penser à quelque chose, et cette chose lui vient immédiatement à l’esprit. Avouons cependant que les techniques de répétition mises en place par le pouvoir parviennent, dans la plupart des cas, à contrer cette tendance.) 

Tu aurais aimé, j’en suis sûre, que je ne pense pas trop à toi, que je ne me demande pas sans cesse où ils t’ont reléguée – de l’autre côté de la Frontière, disent certains, mais personne n’en est sûr ; de toi et des autres, nul ne sait rien, nous sommes censés vivre dans un monde sans limites ni différences, le monde de la Suprême Vérité. J’essaie, je te jure, de ne pas trop penser à toi ; sans cesse tu habites mon esprit. Alors aujourd’hui, je me dis : inutile de lutter. J’ai décidé de rédiger cette lettre. Une lettre d’une page maximum, comme l’impose la Suprême Loi, les cerveaux ne peuvent en aucun cas s’encombrer ; l’espace mental doit se dédier à la répétition du Suprême Mantra, douze fois par jour six fois : « La Suprême Vérité est la Nouvelle Réalité. » Lorsque le signal de la prière est donné, je remue les lèvres. Mais c’est à toi que je pense, Maman. Aux vérités que tu m’as apprises, à la réalité d’un passé qui – selon le Suprême – est effacé, à celle d’un futur qui me semble si triste privé de ta présence…

Evénements et lectures

Soirée de solidarité avec Boualem Sansal – La Tricoterie 13 mars 2025

Soirée d’Hommage Pen Belgique – maison des Auteurs – 16 avril 2025