Vient de paraître : Marginales 304

Dans ce numéro de Marginales consacré à l’obsédante question, Evelyne Guzy nous plonge dans L’Ultime confinement. Cauchemard ?

L’ULTIME CONFINEMENT

Vous n’auriez jamais dû accepter. Et vous voilà, coincé dans cette pièce, quatre murs autour de vous, quatre murs qui vous enferment et pour seule compagnie ce palmier en plastique, parce que les plantes vertes, c’est bien connu, ça a besoin de lumière pour vivre. Vous aussi. Et pourtant quatre années que vous êtes ici, cloîtré, peut-être déjà mort ? Comment savoir ? Eux, ils savent.

Vous auriez dû vous révolter. Quand ils vous ont dit que pour protéger votre famille, vos amis, votre pays, le monde entier, ce n’était pas deux semaines mais bien plus que vous devriez rester. Combien ? Ils ne vous ont pas répondu. La recherche n’accepte pas la contrainte du temps : face à la première manifestation d’un virus, la vigilance doit être absolue. Et cette nouvelle souche, elle leur faisait peur, elle leur rappelait les Hantavirus découverts durant la Guerre de Corée ; plus de quinze qu’il avait fallu à la science avant de les caractériser. Et avec ce virus, le vôtre, la première étape même posait problème : la mise en culture. Comment dès lors préserver le monde de cette calamité, sinon en analysant, sans relâche, les gouttelettes de votre respiration extraites via un système sophistiqué de ventilation ? Peut-être qu’ainsi parviendraient-ils à développer la sérologie nécessaire à la création d’outils de détection, puis de traitement. Question de temps, seulement. La science vaincra les ténèbres, assurément. Ce serait bien, non, si un vaccin portait votre nom ?

Alors, avec cette affreuse manie de plier l’échine à chaque fois qu’on joue sur vos sentiments, votre sens des responsabilités – ou votre égo ? –, vous n’avez rien rétorqué, vous avez pris la tangente. Vous avez commencé à tracer avec vos ongles de petites barres sous la table, une par jour, jusqu’à aujourd’hui, quatre ans.

Vous auriez dû vous enfuir quand, après deux ans, trois ans, vous aviez compris que leur travaux piétinaient, que jamais ils n’identifieraient l’agent pathogène indispensable au diagnostic de la maladie. Qu’ils allaient vous garder là, juste pour prévenir la contamination – mais était-ce vraiment cela leur objectif ? – au risque de vous voir crever d’angoisse ou d’ennui. Principe de précaution. Mais alliez-vous crever ? Ils ne vous ont pas répondu, ils n’en savaient rien. Juste que vous restiez un porteur asymptomatique de l’ennemi, malgré ses mutations. 

Vous auriez dû recracher. Recracher cette mixture infecte qu’ils vous donnaient trois fois par jour. Recracher ce goût de sel, ces relents chimiques de médicaments, les seuls susceptibles de vous tenir tant bien que mal en vie, si toutefois on pouvait décrire votre état ainsi. Recracher vos tripes si nécessaire. Vous auriez dû, certes, vous auriez dû.

Mais.

La force de l’inertie. Et cette forme de lâcheté qu’on appelle la raison. Et puis cette idée que ce n’était pas possible. Pas possible qu’un homme inflige cela pour rien à un autre homme. « Pour le bien de l’Humanité, vous ont-ils expliqué, pour vaincre la maladie, pour la science. » Mais comment y croire encore, sincèrement, après quatre ans ? Était-ce bien un virus qu’ils étaient en train de tester ? 

Alors vous vous êtes dit « je ne suis plus moi ». Et une voix au fond de vous vous a provoqué : « Bouge-toi mon vieux, tu n’es pas une larve, nom de Dieu! » et vous avez regardé du côté de cette trappe qui s’ouvrait une fois par jour pour qu’on y fasse glisser votre portion, avec mille précautions, pour éviter l’infection, prétendaient-ils. Vous avez constaté : « c’est trop petit. » Et c’était vrai. Puis vous avez arraché un à un les haut-parleurs qui leur permettaient de vous manipuler. Et les micros aussi, qui maintenaient votre lien avec eux. Votre seul lien au monde, le monde de vivants, depuis que votre famille, vos amis, votre pays, le monde entier, vous avaient abandonné. Comme si vous étiez un criminel, un pestiféré, un danger pour l’Humanité. 

Vous aviez gagné. Mais pas tout à fait, car ils ne pouvaient plus vous entendre. Vous avez crié : « Je suis un Homme. Un homme libre. » Et puis vous avez entendu une, deux, trois, cent, mille voix autour de vous. Celle de tous les confinés pour le bien de l’Humanité. A l’unisson, comme un seul être humain.

Oui, je suis un Homme libre. Tout simplement.

Evelyne Guzy

*

De Virus Illustribus (II), avec la participation d’Anatole Atlas, Jean-Pol Baras, Thilde Barboni, Jean-Marc Defays, Véronique De Keyser, Alain De Kuyssche, Renaud Denuit, Sara Dombret, Rose-Marie François, Sylvie Godefroid, Kenan Görgün, Laurent Grison, Evelyne Guzy, Anne-Michèle Hamesse, Henri de Meeûs, Philippe Remy-Wilkin, Marianne Sluszny et Monique Thomassettie.