Ghislain Cotton, Le Carnet et les Instants

Article paru le 26/2/21

Devoir de mémoire

Évelyne GUZY, La malédiction des mots, M.E.O., 2021, 236 p., 18 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 9782807002616

guzy la malediction des mots

Pour Évelyne Guzy, baptiser « roman » une enquête sur sa propre famille juive, c’est aussi un devoir d’honnêteté et la façon de donner à la journaliste et chroniqueuse la liberté de fondre, à 60 ans, la réalité d’Évelyne dans ses propres pas : ceux de la petite Eva, au fil d’une recherche marquée par la rigueur et par un acharnement courant sur de nombreuses années. Au départ : il y aurait une lettre posthume du grand-père Icek, imprégnée formellement de culture yiddish et qui précise : « Bien sûr, je me doute bien qu’à la première relecture, tu revisiteras mes mots pour les remplacer par les tiens ; c’est ta manie, ton métier. Je vais m’en accommoder ».

Icek lui-même dit se considérer comme un « homme terne » et dont la seule particularité est d’avoir existé. Ce qui n’empêche pas ce natif de Czestochova (ville du culte polonais à la Vierge Noire, célébré par Jean-Paul II) d’avoir vécu dans son pays les brimades incessantes et jusqu’aux persécutions les plus odieuses du pouvoir à l’encontre de la population juive. Assez pour qu’il finisse par s’exiler en Belgique avec sa compagne Golda, à Charleroi précisément  où après avoir tâté de plusieurs emplois, dont celui de mineur, Icek ouvrira un commerce de « shmates » (en l’occurrence des casquettes, la spécialité familiale). C’est là que, plus tard, la jeune Eva, leur petite-fille, rendra visite à ses grands parents et à son père Grégoire. Mais avant cela, il y a la guerre et la fuite du couple polonais réfugié dans une ferme de la campagne belge après s’être heureusement dérobé à l’ordre de transfert à la caserne Dossin de sinistre mémoire. Quant à Grégoire, en âge d’école, il sera recueilli à Momignies par les trappistes de l’abbaye de Scourmont réquisitionnée par l’occupant. Il sortira de la guerre sain et sauf et deviendra pour Eva-Evelyne (née en 1960) ce père narcissique et peu affectueux qui lui léguera avant de mourir une vidéo où il parle de lui-même mais peu éclairante sur la personnalité d’Icek. C’est pas hasard qu’en 2013, lors d’un débat public autour de Monsieur Optimiste, le livre d’Alain Berenboom, l’autrice apprendra d’un inconnu que son grand-père paternel aurait été en réalité un membre actif d’une cellule de Juifs communistes. (« Eva n’a pas insisté. Elle est rentrée chez elle normalement. Sa vie avait basculé »). Et plus que jamais l’avait animée une volonté d’enquêter tous azimuts mais sans réussite absolue sur la véritable personnalité de ses ascendants. Il faudra donc que la  romancière «bouche les trous » et s’en rapporte aux flous laissés par l’Histoire.

En ce qui concerne la lignée maternelle d’Eva, un doute aussi flotte sur la personnalité de David Katz, l’autre grand-père. S’il fut à coup sûr un résistant actif – d’ailleurs auréolé de gloire après la guerre – œuvrant au sein d’une association de Juifs sionistes (farouchement opposés aux Juifs communistes férus d’universalisme comme l’était Icek que David méprisait), il se serait attribué, en plus de la conception, une participation physique à un épisode fameux de la guerre. Celui de l’arrêt en Brabant flamand du XXe convoi de déportés parti de Dossin pour Auschwitz en 1944 et qui permit à de nombreux Juifs de s’échapper et de survivre. Présence sur le terrain que l’historien Maxime Sternberg a violemment contestée jusqu’à l’issue d’une longue polémique qui eut surtout pour effet de mettre en relief le rôle des trois principaux protagonistes putatifs où ne figure plus le nom de David Katz, lequel fut certes un grand résistant, d’ailleurs très éprouvé physiquement par son action et qui n’a pas volé les honneurs qui lui ont été rendus après la guerre. Il devait toutefois convenir lui-même que certains d’entre eux avaient tendance à se mettre quelque peu en avant. Quoi qu’il en soit, il aura largement contribué à la réalité professée plus tard par Eva et sa fille Jeanne (lors d’une commémoration au Tir National), à l’encontre de certains propos dénigrants sur le comportement des Juifs pendant la guerre : « Nous ne sommes pas des moutons qu’on mène à l’abattoir. Nous sommes un peuple de mémoire ».

Un livre écrit à cœur ouvert, à l’enseigne de la fidélité et de la transmission… Et confronté à cette double « malédiction des mots » : la fatale inadéquation au vécu, mais aussi les affres et parfois les désappointements de son dévoilement par une recherche honnête et impartiale. C’est aussi, par delà les prétendues races et le marché des religions, un appel à la fraternité et à l’équivalence des humains.

Ghislain Cotton